Le dossier Pythagore

Rome, à la veille de l'an 2000.

Au sommet des escaliers reliant la place d'Espagne à l'Eglise de la Trinité des Monts, le promeneur qui emprunte la voie que surplombe le Pincio trouve bientôt une rampe d'accés à la villa Borghese. Une fois dans le parc, il aperçoit le long de l'allée qui borde le mur d'enceinte des jardins Médicis une rangée de bustes, sculptures dénuées du moindre intérêt plastique, et dont on doit craindre que la ressemblance aux modèles soit proportionnelle au talent des sculpteurs.
Dans ce morne alignement, une célébrité attira cependant mon attention. Une bouteille d'encre (bleue) s'était écrasée au milieu de la figure de celui qui immortalisa l'hypoténuse, le noble Pythagore.
Cet acte de vandalisme dérisoire ne m'avait pas autrement surpris, sachant bien que la popularité de ce grand homme n'atteint pas son zénith parmi les écoliers. En Italie comme partout ailleurs, le théorème de Pythagore est un "ponte degli asinelli" et, cerise sur le gâteau d'infamie, on attribue au sage de Samos la paternité de l'ignoble table de multiplication, pourtant si peu pythagoricienne dans sa fonction mercantile. Pythagore avait donc subi ---c'est ce que j'ai cru sur l'instant--- la vindicte d'un écolier aigri qui s'était rebiffé à l'entrée du pont conduisant au rivage de la Science. Rien de plus banal.
Pourtant, un an après, repassant à cet endroit précis du parc, je constatai que la statue n'avait toujours pas été nettoyée. En temps ordinaire, je ne me serais pas ému de la négligence des édiles municipaux. Mais on était en pleine préparation du jubile pontifical de l'an 2000, Rome s'était transformée en un gigantesque chantier et toutes les statues du parc bénéficiaient de la fébrilité générale. Toutes ... sauf une, car malgré le considérable effort de restauration des autres bustes, on refusait au sage de Samos les soins cosmétiques par ailleurs consentis à des personnages mineurs.
L'année suivante, lorsque je découvrais au cours de ma visite rituelle à Pythagore humilié que la statue n'avait toujours pas été restaurée, le doute s'empara de mon esprit. Etait-ce bien un asinello qui avait agressé Pythagore? Cette piste n'était-elle pas trop évidente? La bouteille d'encre ne fait pas partie de la panoplie du lycéen moderne, dont les instruments profanateurs préférés sont le chewing-gum ou la bombe à taguer. Et comment expliquer que le buste voisin, celui d'Euclide, bien plus impliqué dans les souffrances des écoliers, avait échappé à l'attentat?

(Extrait de l'essai "Le dossier Pythagore, du chamanisme à la mécanique quantique",
Editions Ellipses, collection " Biographies et mythes historiques", 2010)

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